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Le silence des Chagos (2)

Extrait des pages 28 à 32

Cette fois, ils lui répondraient, au bureau de Rogers. Deux fois elle était

venue leur demander la date de départ du prochain bateau pour les Chagos. Elle s’imaginait à bord, tournant le dos à ce port gris cerné par de trop hautes montagnes, la mer plein les poumons, une semaine de traversée tranquille en remontant vers le nord, et puis, un matin, dans la lumière oblique de l’aube, leur chapelet d’îles, semées sur l’eau comme autant de douces prières égrenées, exaucées.

 

Charlesia tire un mouchoir à fleurs de son corsage, s’éponge le front. Elle entre dans le bureau où quelques ventilateurs au plafond rament poussivement en faisant couiner leurs pales mouchetées de poussière et de chiures fossilisées. Plusieurs hommes, les manches de chemise retroussées, sont assis derrière des bureaux en formica vert sur lesquels sont entassés des dossiers et des tasses sales. Charlesia se dirige vers celui qui se trouve le plus près de la porte. Il relève la tête, lui jette un bref coup d’œil.

  • Hé, regardez qui est là !

Un bref ricanement parcourt la salle. Charlesia reste droite.

  • Mo lé koné kan bato pou alé.

Elle ne leur demande rien de sorcier. Juste de savoir quand est prévu le prochain bateau pour les Chagos, pour chez elle. Les ventilateurs grincent un peu plus fort.

  • Mo lé koné…
  • Allez, dites-lui.

La voix est venue du fond de la pièce, près de la porte vitrée qui laisse entrevoir un autre bureau, plus spacieux, où trônent des meubles en bois massif, et d’où filtre le ronronnement d’un climatiseur. Entre deux piles de dossiers, un autre homme la regarde, avec quelque chose de fuyant dans les yeux. Mais sa voix est ferme.

  • Il faut lui dire.

Un immense silence descend sur la tête de Charlesia. Il se pose

d’un coup, sur sa poitrine, qui se contracte sans qu’elle arrive à en maîtriser le mouvement. Une autre voix s’élève à côté d’elle.

  • T’as qu’à lui dire toi-même.

L’homme hésite. Il tournicote son stylo entre ses doigts épais aux ongles carrés.

  • Je vais demander au patron.

Sa chaise racle le parquet. Il frappe un coup bref sur la porte vitrée, écoute un instant, tourne la poignée en cuivre et entre dans le bureau dont il referme soigneusement la porte derrière lui.

 

Charlesia le voit, il s’est à peine avancé dans la pièce. La sueur a tracé des vagues brunes au dos de sa chemise beige. Il parle longuement, en pivotant pour désigner l’endroit où elle se tient debout. Charlesia attend. Les autres ont recommencé à travailler, feuilletant de grands dossiers et faisant crépiter des machines à écrire. L’homme soulève la main à nouveau, la glisse dans son col, se frotte machinalement le cou. Puis il l’agite devant lui, il a l’air d’insister, enfin il hoche la tête, se retourne, se penche sur la poignée, ouvre la porte et la referme avec précaution.

 

Il se dirige vers sa table. Se rassied. Son plus proche collègue l’interroge

sans relever la tête de la colonne de chiffres qu’il suit méticuleusement de la pointe de son crayon.

  • Alors ?
  • Alors il m’a dit de lui dire.
  • Hmm. Peut-être que tu devrais l’emmener dehors. Elle a l’air d’avoir un sacré caractère celle-là ! dit-il en rigolant.

Charlesia sent qu’elle va s’énerver. C’est d’elle qu’ils parlent ? Qu’est ce que c’est que tous ces commérages ? Elle s’avance vers l’homme.

  • Ou éna kiksoz pou dir moi ?

 

Il lève à peine les yeux vers elle. Oui, il a quelque chose à lui dire. Autant en finir tout de suite. Il va bientôt être midi et il faudrait qu’il se dépêche s’il ne veut pas trouver une foule agglutinée dans la boutique du marchand de pains fourrés. La veille, il avait dû se contenter d’un pain-omelette froid et élastique parce que le foie de poulet frit aux gros oignons, sa spécialité préférée, était épuisé. Après tout, cette histoire ne le concerne pas.

  • Vous n’aurez pas de bateau de retour.

 

Il lâche sa phrase en refermant d’un coup sec les anneaux métalliques du dossier ouvert sur sa table. Charlesia ne bouge pas. Elle a craint un instant qu’il ne se coince les doigts entre les pointes cannelées, elle voyait déjà la pulpe sanguinolente s’agiter frénétiquement pour se dégager de l’arc de fer que la main gauche fébrile n’arrivait pas à rouvrir. Le bruit du classeur résonne dans sa tête. Les anneaux qui claquent, le fracas du tiroir. Il lui a dit quelque chose, mais elle n’a pas compris quoi. Elle le regarde pour qu’il répète, mais il continue à ranger ses affaires. Les autres se lèvent autour de lui.

 

Charlesia ne bouge pas. Elle fixe toujours l’homme, attend qu’il reprenne sa phrase.

  • Il n’y aura plus de bateau de retour. Vous allez devoir rester ici. Zil inn fermé.

Il a parlé d’une voix sèche, il a baissé la tête et rangé ses dernières affaires dans un tiroir qu’il a soigneusement fermé à clé. Charlesia entend les pales du ventilateur brasser l’air, le découper et renvoyer ses dernières paroles. Zil-inn-fer-mé zil-inn-fer-mé.

 

Elle cligne des yeux. L’homme s’approche d’elle. Autour d’eux, le

bureau est vide. Il lui pose fermement la main sur l’épaule, la fait pivoter vers la sortie. Elle est dehors. Il disparaît.

 

Là-bas, la mer l’appelle. À contre-courant du flot humain qui se dirige vers la sortie, elle avance, pas après pas, vers l’extrémité du quai où elle s’immobilise. De sa guérite, le préposé la regarde, aimanté par cette silhouette dont le fichu rouge se découpe sur le fond turquoise d’une mer étincelante. Il la regarde et, il ne sait pourquoi, il pense à sa femme, à l’hôpital, en train d’accoucher peut-être, prise dans les spasmes et la douleur, alors que lui est cloîtré dans un cagibi, à regarder une femme, face à la mer, qui semble attendre. Attendre quoi ?

 

Un bateau. Ou plutôt son absence, imprimée sur la rétine fixe d’une femme vigie. Charlesia reste là, debout, sans bouger. Sans même ce léger frémissement qui trahit la respiration. Une statue, imparfaite, les épaules affaissées, dont l’une penche vers un panier avachi à ses pieds.

 

Elle sonde l’étendue bleue, infiniment bleue, avec toute l’intensité qu’elle parvient à recueillir et faire remonter des plus infimes fibres de son corps. Deux prunelles aiguës, brûlantes, qui ne cillent pas, qui se mesurent à l’ardeur incandescente de ce midi portlouisien, qui se mettent à briller, qui se brouillent dans une brume aveuglante et chaude. Elle a beau essayer, elle n’arrive pas à trouer le rideau, aucune brèche ne laisse apparaître ce qu’elle appelle de tout son être. La mer reste obstinément vide. Il n’y a pas de bateau, il n’y a plus de bateau pour elle.

 

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