Le silence des
Chagos (1)
Extrait des pages 9 à 11
C’est
une pluie d’îles posées sur la mer. Frangées
de sable blanc, un semis de gouttelettes laiteuses qu’on pourrait
croire tombées
du pis indolent de la Grande Péninsule, dans la traîne des îles
Maldives.
Chagos. Au milieu de l’océan Indien,
un archipel en équilibre
précaire, dans la courbe arquée de la dorsale médio-indienne.
Emergeant du Plateau Tchagos-Laquedives, une soixantaine d’îlots
répartis
en quatre atolls. Peros Banhos, Salomon, Egmont, Diego. Diego Garcia.
Témoins de fractures anciennes, de soulèvements de l’océan,
de brutales éruptions volcaniques, de soubresauts telluriques qui
fragmentèrent violemment l’hypothétique Gondwana, ce
grand continent primitif qui se serait étendu entre l’océan
Indien et l’océan Pacifique, pour donner naissance à la
mythique Lémurie. Elle-même démembrée, explosée,
engloutie pour ne plus laisser que des traces éparses, quelques îles
affleurant sur la mer.
Les Chagos ont-elles participé de ce mythe? Gardent-elles dans
leur socle, sous leur couronne de corail, le souvenir ancien de ces convulsions
de la terre, de ce déchirement fondateur ?
Chagos. Un archipel au nom soyeux comme
une caresse, brûlant comme
un regret, âpre comme la mort…
À des kilomètres de là, presque en ligne droite
en remontant vers le nord, se découpe une autre terre. Montagneuse,
rude, au nom qui siffle.
Afghanistan. Un enfant lève les yeux. Un courant d’air chaud
lui crispe la peau du visage. Il n’y a plus rien au-dessus de lui.
Rien qu’une voûte incandescente qui crache des étincelles
et des pépites brûlantes. À côté de lui,
sa mère est allongée, ses grands yeux étonnés
ouverts sur ses jambes, étalées pieds en dedans, à deux
mètres de son corps. Dans le ciel, très haut, deux masses
sombres rôdent. Un dernier tour au-dessus du tas de ruines embrasées,
puis les B52 repartent, allégés de leurs bombes, vers l’océan
Indien qu’ils rallieront en quelques minutes à peine, vers
leur base là-bas, à Diego Garcia, point de mire des Chagos.
Plus bas vers le sud-ouest, un autre enfant
s’accroche à la
main de sa mère, appuyée à la rambarde qui encercle
l’eau prisonnière du port. Derrière eux, des touristes
en bermudas fleuris d’hibiscus multicolores s’attardent pour
déchiffrer une carte sur un grand panneau qui affiche en lettres
rouges : Port Louis welcomes you, Bienvenue à l’île
Maurice.
L’enfant sent l’odeur tiède des parts de pizza que
l’un d’eux porte dans une boîte en carton plat, sur laquelle
un pirate s’apprête à partir à l’abordage
d’un couteau et d’une fourchette décidés. Il
a faim lui aussi. Il tire sur la jupe de sa mère. Elle ne le regarde
pas. Elle a les yeux perdus, là-bas, vers la fente à peine
perceptible où le ciel bleu se glisse dans la mer bleue.
Il sait que, ce soir, quand elle lui parlera,
ce sera pour lui dire les mêmes mots: Chagos. Diego. Déportation. Exil forcé.
Base militaire. Des mots qui chuintent et qui frappent, des mots qu’il
appréhende sans en savoir le sens, parce qu’ils l’éloignent,
parce qu’ils la déchirent et font couler parfois de ses yeux
des larmes silencieuses qui glissent le long de son visage dans le pli
amer qui contourne sa bouche.
Il a faim, et il est fatigué. Cela fait des heures qu’ils
sont là, et il n’y a rien à voir, rien que cette eau étale
et grasse, vide de ses bateaux que le développement portuaire a
repoussés beaucoup plus loin, trop loin du regard. L’enfant
tire avec insistance sur la jupe de sa mère. Elle baisse enfin la
tête vers lui. Une brume étrange habite ses prunelles. Peu à peu,
il y distingue une silhouette, qui avance d’abord d’un pas
mal assuré, s’approche, une silhouette d’enfant, de
plus en plus précise, il porte le même short que lui, et il
a sa tête, c’est lui, il est là, dans les yeux de sa
mère, mais pas ici, pas sur ce quai gris encerclé de bâtiments
qui fusent vers le ciel. Il avance, et sous ses pas du sable, du sable
blanc à peine froissé par ses orteils, et derrière
lui, des palmes vertes se balancent indolemment. Il avance, il tend la
main, il sent qu’il va sourire. Un rideau de pluie l’efface.
Sa mère ferme les paupières. Et il ne sait pas d’où vient
cette fracture à l’intérieur de son corps, elle court
du ventre à l’estomac et s’emplit d’un écho
venu de trop loin. Des entrailles de l’océan Indien.
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