Misyon Garson, un roman doublement initiatique
Vinesh Hookoomsing depi "L'express" 16
Zanvier 1997
GARSON, le jeune héros naïf— l'image même de
l'anti-héros — et son lecteur ont un point commun: tous deux
se retrouvent embarqués dans une "mission" sans qu'ils
en soient au départ vraiment conscients. Nous verrons plus longuement
ce que cela représente pour Garson. Pour le lecteur moyen — c'est-à-dire
le commun des lecteurs, le lecteur non-initié — il s'agit
d'aller jusqu'au bout d'un trajet romanesque long de 230 pages en créole
standardisé. Véritable épreuve, semée d'embûches,
de découvertes, de déception, d'émerveillement, d'attentes
tantôt comblées, tantôt contrariées.
Il y a d'abord la syntaxe, par-ticulière à l'auteur, qu'on
retrouve aussi bien dans ses écrits pamphlétaires, ses romans
et ses nouvelles en anglais, que dans 'Misyon Garson". Elle peut dérouter
le lecteur moyen non-averti.
De l'adolescence à l'âge
adulte
Outre la syntaxe, certaines idiosyncrasies
lexicales, des tournures ainsi que des innovations stylistiques notées dans le texte peuvent mettre à l'épreuve
la compétence même du lecteur moyen déjà peu
habitué à lire le créole. Mais l'apparente complexité de
la langue — dans sa forme écrite et surtout littéraire — paraît
dans une grande mesure atténuée par la relative simplicité de
la structure de l'ouvrage.
Roman initiatique, "Mission Garson" raconte l'histoire d'un
passage de l'adolescence à l'âge adulte, de l'ignorance à la
découverte, de la naïveté à l'expérience,
de l'inconscience à la prise de conscience.
Garson apparaît en effet commun un "candide baba cool" parti
sans le savoir à la découverte du monde après un parcours
scolaire raté. Son trajet sera jalonné de rencontres et d'épreuves
constituant chacune l'illustration de quelques thèmes et thèses
encore vivaces dans la pensée libertaire. Par exemple, l'école
déforme, le monde forme. On peut en dire autant pour la famille
et l'individu.
Garson quitte l'école en même temps qu'il s'éloigne
de la famille. Au prime abord, il part chercher une "komisyon" pour
le compte de la famille, mais en réalité, sans qu'il le sache,
il a rendez-vous avec son propre destin, avec lui-même. Il part en
fait en "misyon" pour son propre compte. Il ne le saura qu'après,
quand il aura été initié.
D'où l'importance du hasard tout au long de son itinéraire.
Mais le hasard, nous le savons, c'est aussi la nécessité,
et les rencontres — bonnes et mauvaises — que fait Garson sont,
sous l'apparence du fortuit, comme programmées par une force qui
le dépasse. Est-ce le Destin, un Esprit ou un Etre Supérieur
qui nous gouverne (appelons-le Dieu, "by default" )?
Au départ, il y a la fugue. Commence alors la première étape:
c'est l'expérience de la vie immédiate. Le temps n'existe
plus, seul l'instant compte. La société et ses normes, non
plus. Il n'y a que des individus fondamentalement bons et gentils, prenant
la vie comme elle vient, goûtant et partageant les joies, les plaisirs
et les peines du "hic et nunc". Bien entendu, cela ne peut durer
et le retour à la réalité se fait brutalement sous
le signe de la mort, synonyme de crime et de cruauté. Et l'on bascule
dans l'absurdité du système, à travers l'institution
policière et ses règlements. Revoilà donc notre héros
sur la route. Seul dans la nuit. Comme un jouet livré aux mains
des forces obscures qui le dépassent. Tel un "sapsiway".
Les ombres de la mort le frôlent, il veut mourir et fondre ainsi
dans le néant. A défaut de la mort, il sombre dans un profond
sommeil et fait un beau rêve psychédélique et prémonitoire.
Mais cette image de la mort qui le hante
qui l'habite depuis le début,
n'est pas le simple fruit d'un besoin morbide — ou d'un désir
de fuite. Elle répond en fait à une exigence profonde, j'allais
dire vitale. Notre héros doit affronter l'épreuve
de la mort pour être en mesure d'affronter celles de la vie. Et c'est
cette épreuve décisive qui l'attend au pied du "mel
ros", pyramide de pierres témoignage du travail des générations
qui se sont épuisées au champ, mais aussi lieu mystérieux
peuplé d'esprits et de forces occultes.
Il y rencontrera une autre catégorie d'hommes, foncièrement
méchants, le contraire même de ceux qu'il vient de laisser
derrière les barreaux. Aux prises avec le mal et la mort, il s'en
sort par un miracle du hasard, et dans le plus pur style du antihéros.
Son nom l'indique d'ailleurs parfaitement: nom commun à valeur générique,
il caractérise bien le jeune homme au profil ordinaire et anonyme,
qui n'a rien de l'étoffé d'un héros.
Il va donc passer l'épreuve mais sans livrer combat. Il en sort
vivant, mais il faut maintenant qu'il soit initié, car il a encore,
symboliquement, les yeux bandés. Commence alors sa rééducation
sous forme d'une longue —à mon avis trop longue — session
de formation alliant théorie et pratique. Pour paraphraser, Mao,
ce que Garson savait confusément de la société et
des hommes, il va le comprendre désormais de manière claire
et lucide.
Mais Garson n'est pas encore arrivé au terme de sa "misyon".
L'initiation n'est pas encore complète, car il lui faut encore faire
l'expérience de l'amour, comme programmé dans son rêve
prémonitoire. Apparaît alors Tifi, ultime rencontre.
Malgré son nom, Tifi n'est pas tout à fait Garson au féminin.
Par exemple, son parcours à l'école a été une
réussite. Elle sait où elle va. Dans la rencontre avec Garson,
c'est elle qui prend l'initiative, rectifiant ainsi le "gender bias" de
la société phallocratique. Garson a envie de faire l'amour
mais ne veut pas la rendre enceinte. C'est donc Tifi qui décidera,
non seulement du moment mais aussi du lieu.
Et c'est ainsi que Garson, parti à la découverte du monde
après avoir échoué au H.S.C, bouclera son initiation
en apprenant le b-a ba de l'amour ... dans "tilekol gramer Tifi".
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