Etre en veillée d’enfance, éternellement !
Sedley Richard Assonne, Le
Militant, 16 Zilet 2004.
Il y a
trois ans, Michel Ducasse entrait presque discrètement sur la scène littéraire mauricienne avec « Alphabet », un premier recueil de poèmes où se mêlaient textes en créole et en français. « Mélangés », son deuxième ouvrage, confirma son talent pour le métissage linguistique et poétique, tout en imposant sa vision de l’enfance. Avec « Soirs d’enfance », son troisième recueil, le poète prolonge le voyage en terre d’enfance. Mais le temps a passé. (“Et nous voilà passés”, chante Brel en exergue du livre). Et il a aussi apporté avec
lui des images de guerre et des paysages de souffrance.
Décliné en trois temps, “Les mots tus”, “Une pluie de seize ans” et “Les yeux de Lisa”, le recueil s’ouvre sur “le visage de l’horreur”. Car l’école, où s’était déclenchée la fibre poétique de l’auteur, n’est plus que décombres. “L’école a brûlé”. Et c’est par la force de ses mots que le poète combat “la veulerie des hommes”. Michel Ducasse nous fait penser à ces poètes de la résistance, de Loys Masson à Paul Eluard, en passant par Louis Aragon, Robert Desnos, entre autres, qui tous ont donné de leur vie pour que s’éclaire le regard d’un
enfant.
Et s’il faut faire “silence en soi”, comme le disait Pierre Renaud, pour mieux hurler sa douleur d’homme, “j’ai ma douleur, ma royale douleur”, écrivait Yvan Goll, poète français, face à l’horreur de la guerre, de toutes les guerres en fait, Michel Ducasse n’hésite pas pour autant à parer sa poésie du plus bel écrin langagier pour dire sa peine devant l’innommable. Ce vers illustre cela plus que tout: “Une mère indigne sa douleur”.
En fait, ce n’est pas pour rien que le poète écrit “sous influence”. Et si on retrouve ça et là des clins d’œil à Saint-Exupéry (dans les illustrations de Laval Ng, qui rappellent également les beaux jours du surréalisme en France), Prévert, Eluard et Aragon (Les yeux d’Elsa), c’est aussi pour montrer que si la terre d’Eluard était “bleue comme une orange”, elle est aujourd’hui “bleue comme une blessure”. Et c’est sur cette terre “floue”, vue avec “les yeux en sang” que le poète ose ciseler une autre poésie, une autre urgence des mots. Pour “se faire pardonner” la folie des hommes, “le charnier de l’oubli”.
Et le poète sait que, quelle que soit la langue, créole ou français, “kan lakoler finn swazir kan” , “kan linzistiss fèr so foutan”, ou quand “l’enfance est poignardée”, “une ville coupée en deux, pour des vies découpées”, cela reste “deux versants d’une même histoire”, “deux histoires de sang versé”. Et c’est pour cela que Michel Ducasse ne peut se taire. Et que les mots du poète, pour dérisoires qu’ils puissent être face à “l’alphabet de la bêtise”, n’en disent pas moins “l’enfant qui ne pleure plus”. Image d’espoir qui préfigure le tango de l’enfance d'“Une pluie de seize ans”.
Comme ces multiples étoiles qui parsèment les pages (ou qui habillent les mots du poète), Michel Ducasse prend pourtant le parti de rester dans le “territoire des mots”, malgré “la cruelle vérité d’un monde éclaboussé”. Ce sont ces étoiles qui font scintiller sa poésie et qui nous emmènent au pays de l’enfance, “sous le préau de nos sept ans”, dans une Argentine poétique, dans “une escale singulière de paroles mélangées”, sur des pages bleutées dont le but ultime est de nous faire oublier l’ocre des “mots tus”, “en attente de violence”.
“Au comptoir de l’enfance”, on s’accoude alors, insouciants de cette pluie de 16 ans qui nous parle d’amour en pointillé. On sait aussi que le poète n’écrit que pour nous, pour cet enfant caché au fond de nos cœurs d’adultes, qui ont oublié trop vite “les contes déjà lointains” et qui a fait qu’on s’est “déshabitué de croire” “au pays de trop d’enfance”. Mais qu’est le poète s’il ne reste pas enfant ? Et que sont ses mots s’ils ne nous interpellent pas, s’ils ne nous dévoilent pas la face cachée “du miroir des habitudes” ?
C’est un seul et même poème que nous écrit Michel Ducasse. Depuis « Alphabet », il est en train de nous tisser un vocabulaire qui fait écho à ces mots d’Yvan Goll: “Artiste, il faut que tu aimes ! L’art n’est pas une profession. L’art n’est pas un destin. L’art est amour”.
Et quoi de plus beau que cet amour pour son enfant, pour tous les enfants
de la terre ?
Elle a grande chance, cette
petite Lisa, d’être chantée par son père, d’être immortalisée de son vivant. Et d’être muse d’entre les muses, pour nous dire, telle cette fée au collier d’étoiles dessinée par Laval Ng, que “la vie est un cadeau”. Et que le poète nous fait don de sa belle plume pour bousculer la langue, discrètement là encore, et l’enjoliver de précieuses allitérations.
Michel Ducasse a-t-il connu
Elsa Kagan, épouse de l’écrivain français André Triolet, qui servit de médiatrice entre la littérature française et la littérature russe à Paris? A-t-elle quitté Aragon, avec qui elle partagea sa vie à partir de 1929, et qui fit écrire au poète que “la femme est l’avenir de l’homme”, pour inspirer notre poète ? Qu’importe s’ils ne se sont pas connus, aimés ! Le poète sait transcender le temps pour dire à la “petite princesse de mon conte de fées” que c’est par le pouvoir des mots “en cavalcade”, en “offrande”, “de sarabande”, “en cascade” qu’il raconte “notre histoire qui jamais ne finit”.
On aurait aimé voir à travers tes beaux yeux, Lisa, pour savoir ce que c’est que de naître à la poésie quand un enfant vous prend par le cœur. “Si tu réalisais, Lisa, ce que les mots ne sauraient dire depuis que tu es née…”, tu aurais su que chaque enfant est un magnifique poème, un don de Dieu qu’il importe plus que tout de préserver de l’horreur de la guerre. Et de la bêtise
des hommes.
Comme l’écrit si bien Bernard Payet, qui signe la préface de ce joli livre, superbement illustré par Laval Ng, et conçu graphiquement par Patrice Offman, on a envie de “recommencer à nouveau encore et encore”, de s’imprégner encore et encore des mots de Michel Ducasse. Pour être en veillée d’enfance, éternellement
!
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