Michel Ducasse, le poète au coeur d’enfant
Vele Putchay, l'express, 19
Ziley 2004.
Il cueille
les mots du ciel étoilé de l’enfance pour construire une cathédrale en vers. Sa poésie est une plongée dans l’univers
de la tendresse et de la souffrance…
Après Alphabet et Mélangés, Michel Ducasse revient avec un autre recueil de poèmes, Soirs d’enfance, préfacé par le poète réunionnais, Bernard Payet, auteur du recueil Dann lonbraz le mo, et illustré par
Laval Ng.
Le recueil est composé de trois longs poèmes en français, “les mots tus”, “une pluie de seize ans” et “les yeux de Lisa”, encadrés par deux autres en créole qui ouvrent et ferment le tout. Dans l’ensemble, comme annoncé par le titre, le recueil est une variation sur l’enfance, thème central autour duquel se lève la cathédrale de l’espace poétique.
Dans le premier poème, “les mots tus”, il est question de “l’enfance perdue” dans un monde gagné par la guerre et ses séquelles, où “cela sent la souffrance… la violence… la mort”. C’est l’enfance telle qu’elle se reflète dans le regard des petits êtres “floués par les grands”, qui sortent à peine de leur berceau et qui jouent encore à la marelle. C’est dans la peur de leurs yeux au reflet d’une “violence sourde”, où la mort a pris l’apparence du “visage de l’horreur”, que le poète a lu un jour “la cruelle vérité”. Ce qu’il souligne dans ce rapport entre l’enfance poignardée et le thème de la mort, c’est la proximité que celui-ci maintient avec les yeux voilés, mais révoltés, de ces êtres voués au silence dans une ville éteinte. Cette proximité est matérialisée dans la représentation de la mort comme arme fatale qui va jusqu’à frapper ces regards “à bout portant”.
Frappé, l’enfant qui pleure ne pleurera plus, ne sera plus, voire n’est déjà plus. Face à cette enfance, les mots ne font plus le poids. L’avertissement donné au début est ici justifié : les mots seront dérisoires par rapport au mal infligé aux enfants. Mais le poète ressent toutefois la nécessité de dire les choses pour “ne pas pleurer” cette enfance-là. Mais, puisqu’il faut le dire, les mots, prenant alors des proportions alarmantes, deviennent l’autre thème majeur de la poésie. S’ils coulent dans les vers, ce n’est pas pour signifier leur abondance mais leur impossibilité de dire. Car ceux qui appartiennent à l’espace des enfants, comme “espoir”, “demain”, “enfance”, sont déjà vaincus et déracinés par la guerre avant même d’être cueillis ou tout simplement avant de pouvoir donner des ailes et de faire rêver.
En somme, les mots “n’ont plus leur raison d’être” : ils “ont livré leur dernier combat”, sont devenus des “mots blessants… assassins”, et ont oublié de “désamorcer la peur de l’autre”. Ils fuient la honte d’être en vie. “Livrés au charnier de l’oubli”, ils ne doivent être ni déterrés ni dénoncés. Voilà pourquoi, tout à coup, au milieu de sa méditation poétique, Michel Ducasse, désenchanté, ne sait plus pourquoi il écrit.
Cependant, c’est dans son deuxième poème, “une pluie de seize ans”, qu’il tente de revisiter son enfance – une enfance qu’il traîne depuis trop longtemps en bandoulière et dont le compteur annonce l’heure de solder ses jeux réinventés sous le préau de ses sept ans. Mais cette enfance est vue d’un balcon fleuri. Alors, il est question des souvenirs du ciel de l’adolescence, d’un amour débutant, de deux silences pour s’aimer.
C’est dans “les yeux de sa rencontre avec l’autre”, dans lesquels il a vu s’amarrer le corps de l’autre au sien, que le poète tente le récit d’une histoire insaisissable de l’enfant qu’il n’est plus. Deux adolescents amis aux promesses renouvelées, enlacés à vingt ans pour devenir amants au rythme d’un tango, aux lendemains incertains. Mais le tango brisé fait de l’amour un rêve et de l’absence, ici plus violente que les mots tus, une éternité. Chez le poète, tantôt ce sont les falaises sombres qui sourdent en lui, tantôt
ce sont les falaises sourdes qui sombrent en lui. Allez comprendre…
Mais le voilà, cœur assassiné, s’il écrivait pour elle, pour “la caresse de ses seize ans”, il ne sait plus encore pourquoi il lance ces mots brigands, déjà dévergondés et brouillés d’avance. L’absence, le silence de l’être aimé, “charrie tous les mots incongrus” qui jadis “dansaient la sarabande” dans les cahiers d’enfance. Désespéré, et puisqu’il ne lui reste que les mots pour unique territoire, le poète cherche encore ceux-là à la saveur tendre qui berçaient l’amour d’espoir. Mais puisque tous ces mots “sillonnent la même souffrance”, c’est par-delà eux qu’il faut chercher. Ni dans les yeux de ces enfants meurtris, ni dans ceux de celle absente, mais dans ceux de “Lisa aux pépites d’enfance” – ces yeux qui ont fait de lui un heureux prisonnier. Pour Lisa, petite princesse de son conte de fée, le poète se fait chantre d’une comptine secrète. C’est dans ses yeux que la vie est un cadeau, qu’un bonheur étrange mais lumineux ose défier le paradis et qu’il ose suspendre ses silences parce que l’enfance est ici romance partagée.
C’est dans les yeux de Lisa que tous les clichés du monde vont refaire sa poésie pour lui permettre d’écrire sa vie entière parce que c’est dans son regard que “tous les mots s’écrivent”. Ils deviennent alors une offrande, une fête, une promenade. Ils tombent en cascade, en cavalcade, pour raconter leur histoire à eux, leur enfance partagée. Ce que les mots n’ont su lui révéler, ce sont les yeux de Lisa qui l’ont fait. C’est ainsi que le poète a pu retrouver “les mots de (son) enfance pour écrire le poème mille fois recommencé”…
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