Kikolo
(extrait)
... Entre-temps
la nouvelle avait atteint Port-Louis. Tout le monde en parlait à la
gare routière, autour des marchands de dholl-puris, sur la place
des taxis, dans les autobus. Elle grimpa jusqu’aux salles de rédaction,
franchit le seuil du bureau des rédacteurs en chef. Des gens décidèrent
de s’en rendre compte de leurs propres yeux. Ils débarquèrent
en bus et en voiture, contemplèrent ce prodige avec respect, crainte
ou circonspection avant de s’en aller. D’autres venaient allumer
des bâtonnets d’encens, déposaient des fleurs devant
Kikolo transformé en statue. Des journalistes de la presse écrite
arrivèrent accompagnés de photographes qui mitraillaient
avec leur appareil à flashes. Ils questionnèrent les voisins,
demandèrent toutes sortes de détails sur la vie de Kikolo.
Ce
fut en pleine nuit que le médecin légiste arriva. Il
examina Kikolo et décréta que ce dernier respirait très
légèrement, que son cœur battait très faiblement
et donc que Kikolo n’était pas mort. Cela jeta la consternation
sur les gens. La veillée mortuaire n’avait plus lieu d’être.
Que faire ? Une seule certitude émergea, solide comme du vrai
béton
armé : Kikolo était vraiment un saint. Le médecin
voulut lui injecter du sérum. Les gens s’opposèrent,
se récrièrent. On ne touche pas à un saint, c’est
de la profanation. On n’allait donc pas faire ça à Kikolo.
Et les gens de colporter l’information. Kikolo n’était
pas mort, Kikolo vivait encore. Il était comme mort et pourtant
il vivait toujours. Cela affûta davantage la curiosité et
l’attroupement devint encore plus important. Toute la nuit fut
d’une
intense animation.
Jamais Route Bassin n’avait
connu tel embouteillage.
Le lendemain matin, les
journaux faisaient honneur à Kikolo avec
des photos de lui sur la première page. On s’échangeait
les titres pour comparer ce qu’avaient écrit les journalistes.
Les députés de la circonscription et quelques ministres
vinrent rendre visite pour se recueillir une minute devant l’ivrogne
et serrer beaucoup de mains. La télévision arriva avec
ses grosses caméras, on chercha la voisine pour l’interviewer,
on demanda aux hommes religieux d’expliquer le phénomène.
Et le soir les informations télévisées s’ouvrirent
sur le visage impassible de Kikolo aux yeux fermés. Les gens des
villages où il avait l’habitude de se rendre arrivèrent
en délégation, ils apprirent aux gens comment ils le connaissaient.
Des journalistes qui étaient restés sur place questionnaient,
prenaient des notes fébriles.
Tout le pays en parlait
et il n’y
avait plus une seule personne qui n’était pas au courant.
Même des touristes venaient voir ce miracle. Des gens recueillaient
le miel qui continuait à couler sans cesse du front de cet homme
et se le partageaient religieusement. En plus d’un saint, Kikolo,
celui qui ne buvait pas d’eau, était devenu une vedette
nationale. Sa notoriété n’allait pas tarder à franchir
les eaux territoriales. En effet, des journalistes de l’île
de La Réunion prirent l’avion pour couvrir l’événement.
Les gens du quartier se gonflèrent comme des paons mâles
et expliquèrent de leur mieux que Kikolo était la bonté personnifiée,
l’unique homme incapable à leur connaissance de faire du
mal à une
mouche, et que tout le monde l’avait toujours soutenu parce qu’on
avait de tout temps su que Kikolo était quelqu’un de pas
comme les autres.
Presque une semaine durant,
il y eut des policiers devant chez Kikolo vingt-quatre heures sur vingt-quatre à régler
la circulation, à surveiller
tout ce qui était dans la maison, à endiguer l’attroupement
de ceux qui se bousculaient pour avoir un peu de ce nectar de saint. Car
des gens ne cessaient de venir et de s’en aller avec un peu de ce
miel miraculeux, les journaux d’en parler, les gens de revenir, tout
comme le médecin qui deux fois par jour passait prendre le pouls
de Kikolo, écouter si son cœur battait encore. Et dans un
silence de messe, il donnait son diagnostic : Kikolo était
toujours vivant. Deux fois par jour l’émoi était à son
comble, la ferveur montait d’un cran et l’on marmonnait des
prières.
Le cœur de tout le pays ne battait plus que pour
entendre la science reconnaître ce miracle. Même le Premier
ministre et le Président se déplacèrent en cortège
officiel avec grand ramdam avant de faire une déclaration à la
presse. Kikolo n’était pas un homme comme les autres et
le pays se devait d’être fier d’avoir la chance de
le compter parmi ses habitants. Il avait été choisi par
le divin et le miel qui émanait de son corps était la preuve
que cet homme avait atteint un très haut degré de spiritualité.
L’Evêché fit part de sa décision d’écrire
au Vatican même si Kikolo n’était pas baptisé.
Les autres églises s’accordèrent à dire que
Dieu ne choisit pas ses élus au hasard.
Puis au sixième
jour de la découverte, alors que le soleil
commençait à se lever, Kikolo s’anima. Il leva un bras,
s’essuya les paupières puis le visage de sa main et ouvrit
lentement les yeux. Eberlué, il regarda toutes les offrandes posées
devant lui, les bâtonnets qui encensaient la maison et tout ce monde
qui l’entourait alors que le brouhaha augmentait en volume. Au bout
de quelques minutes, le silence se fit total. Tout le monde voulait entendre
ce que Kikolo allait dire. Les centaines de personnes présentes
n’allaient quand même pas rater les paroles de ce saint homme
alors qu’elles en étaient les témoins privilégiés.
Au bout de quelques minutes, Kikolo ouvrit la bouche. Il leur demanda avec
sa bonhomie naturelle ce qu’ils faisaient là. ‘’Ki
arivé, kifer zott tou la ? Ki tou sa bann zafer-là ?’’
|