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Daïnes

(extrait)

 

Nous avons dû nous tromper à un de ces multiples croisements que referment les champs et à un certain moment nous entendîmes des voix. Pascal m’interrogea du regard. Je haussai les épaules pour toute réponse. Les voix semblaient provenir de derrière l’angle du carré de cannes que nous longions. Là où nous débouchâmes le sol déclinait brusquement avant un terrassement jusqu’à la rivière. C’était landrwa bril mort, le lieu de crémation de la région. Quelqu’un avait été incinéré le jour même car nous pouvions apercevoir au-delà de la haie de vétiver monter la fumée d’un bûcher qui finissait de se consumer. Une odeur forte se mélangeait aux senteurs de la verdure. Debout à côté des braises, trois femmes discutaient. Leurs voix indistinctes ne nous permirent pas de comprendre ce qu’elles se disaient. Elles venaient visiblement d’arriver et ne nous avaient pas vus. L’une d’elles s’accroupit comme pour constater ou chercher quelque chose des restes fumants et, se relevant, chuchota quelques mots aux deux autres femmes. Un conciliabule s’ensuivit, une messe basse dont nous ne captions que les mouvements des mains. Tout d’un coup, l’atmosphère avait changé, l’air s’était comme épaissi et un climat électrique enveloppait soudainement ces lieux qui appartenaient à la mort. Une curiosité morbide dénuée de tout bon sens me commandait de ne pas partir. Je fis un signe de tête à Pascal et nous avançâmes à quatre pattes jusqu’à la haie de vétiver où nous nous installâmes de notre mieux en silence.

 

Les trois femmes se dirigèrent vers un tas de rochers et se dévêtirent. Ce fut complètement nues, les cheveux dénoués, qu’elles descendirent jusqu’à la rivière. Celle qui s’était penchée sur les braises avait la démarche aussi lourde que ses fortes fesses. Elle était apparemment la plus âgée. Les deux autres étaient minces et la souplesse de leurs pas accentuait la courbure de mangue de leurs hanches. Elles entrèrent dans l’eau jusqu’à mi-mollets et s’aspergèrent tout le corps. La lueur que déversait la lune baignait leur peau brune d’un vernis luisant. Nous n’avions encore jamais vu de femme nue hormis dans les magazines que nous nous refilions en douce au collège. Aussi, ce fut sans vergogne que nous les scrutâmes, essayant de décrypter les mystères cachés de la féminité.

 

Elles revenaient maintenant vers le bûcher et la plus forte continua jusqu’aux rochers où elle récupéra une tante en vacoas avant de rejoindre ses compagnes. Quelques minutes plus tard, le crissement d’une allumette se fit entendre et une petite flamme s’éleva au milieu d’elles alors que nous parvenait une pénétrante odeur de camphre. Puis une sombre incantation monta de leur gorge d’un seul mouvement, une invocation à je ne savais – et ne sais toujours pas – qui. Elles continuèrent leur mélopée tout en s’enduisant mutuellement le corps et le visage de cendres récupérées à pleines mains dans le périmètre extérieur du bûcher. Les mains suivaient les traits, glissaient sur les corps, déroulaient une deuxième peau, pressaient les seins, épousaient les courbes des fesses. Les caresses s’accentuaient sous notre regard naïf. Habillée du voile translucide des cendres, leur nudité dessinait les arabesques des désirs les plus fous en ces lieux où la mort se transmuait en néant. J’entendais battre mon cœur. La présence de Pascal à mes côtés était source de sécurité bienfaisante. Je posai la main sur son épaule et ce fut pour le sentir trembler.

 

Puis elle s’accroupirent toutes les trois autour de la flamme tandis que leur psalmodie envahissait toujours nos oreilles. Une odeur de girofle se mélangea à celle du camphre. Leurs mains jetaient régulièrement des poignées de ce qu’elles avaient devant elles et que nous ne pouvions voir. Cela faisait grésiller le feu, monter la flamme et rendait la fumée plus dense. A un certain moment, la femme aux fesses fortes se redressa, alla vers le cercueil de bambous qui, selon la coutume hindoue, avait été déchiqueté. Elle y prit quelques fleurs d’un geste brusque, vint se placer devant là où le corps avait été brûlé, se tint droite, les jambes écartées, releva haut ses mains au-dessus de sa tête avant de les ramener jointes au niveau de sa poitrine. Au bout de ce qui me sembla une éternité, elle fit plusieurs fois le tour du bûcher avant de se pencher en avant. Elle ramassa quelque chose et retourna auprès des deux autres qui, durant tout ce temps, n’avaient cessé leur chant macabre.

 

Toujours debout, elle laissa tomber les fleurs dans la flamme et je pus alors voir ce qu’elle avait pris du sol : un ossement qu’elle tenait dans sa main gauche. Les deux autres femmes se mirent également debout et l’une lui tendit une bouteille qu’elle porta lentement à sa bouche après en avoir déversé un peu de son contenu dans le feu, ce qui eut pour effet de faire naître des langues de flamme qui s’étirèrent à hauteur d’homme. Puis faisant circuler la bouteille, elle se mit à grignoter l’os avant de le passer à ses consœurs qui en firent de même. Le bruit de leurs dents rongeant l’os et celui du glouglou de la bouteille qui se dévidait remplissaient nos oreilles incrédules. L’os et la bouteille tournèrent de bouche en bouche jusqu’à ce que celle-ci fut complètement vide. L’horreur m’avait enfoncé une boule au fond de la gorge et ma main tremblait tout autant que l’épaule de Pascal. Des secousses convulsives s’emparèrent de moi en une peur panique. Et comme une énorme pustule qui enfin éclatait, un mot, un seul, fusa en un cri fou ‘’bourré ! ! !’’

 

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Vinod Rughoonundhun
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