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D'Jamma

(Extrait)

Grosventre, ce mot n’était nulle part mentionné sur son acte de naissance, mais personne d’autre que lui ne pouvait mieux endosser pareil surnom. Cela lui allait comme un costume taillé sur mesure. Partout son ventre le précédait d’une bonne trentaine de centimètres bien tassés et tout chez lui était rond. Jusqu’à son nez et la forme de ses yeux. Cela lui faisait un drôle de visage mais son air débonnaire de bon vivant lui valait si ce n’était l’estime au moins une complaisante indulgence. Chauffeur de son état à l’hôpital de Port-Louis, il s’était retrouvé affecté au service des ambulances. Tâche qui ne le faisait absolument pas rechigner car, comme les transferts étaient chose rare, il passait la majeure partie de son temps de travail à faire du surplace, bien calé derrière son volant avec la portière ouverte, sur le parking de l’hôpital réservé aux véhicules de service. Cela lui arrivait néanmoins de faire autre chose que de transpirer sur le siège brûlant, que de discuter longuement avec d’autres employés ou de laver la carrosserie, ce qui le rafraîchissait, comme par exemple de transporter du sang ou autre chose ou encore, fait rarissime, un malade d’un hôpital à un autre.

 

Pendant la saison hippique, Grosventre faisait tout son possible pour travailler le samedi matin. Ainsi, dès onze heures et demie son inséparable acolyte de Tranquebar, Patrick, venait le voir. Ils allaient ensemble au Champ de Mars où ils jouaient les ‘’tuyaux’’ glanés dès l’avant-veille. Parfois ils gagnaient, parfois ils perdaient, et parfois ils gagnaient gros. Quand ils gagnaient gros, il y avait toujours une reconnaissance de bonne entente sous la forme d’une belle liasse pour l’informateur.

 

Après Grosventre et Patrick prenaient un taxi et se rendaient directement chez madame Lolo à Cité Briquetterie. Les négociations d’usage bâclées et quelques billets ayant changé de main, madame Lolo criait ‘’vinn get sa’’. Trois ou quatre femmes apparaissaient alors dans l’embrasure de la porte. Ils jetaient chacun leur dévolu sur l’une d’elles et de là le taxi les conduisait du côté de Pointe aux Sables où ils commençaient par se restaurer. Un repas arrosé de larges rasades de rhum dans un bouge renommé pour ses fréquentations dites mauvaises. Repas au cours duquel les mains franchement baladeuses ébréchaient, poursuivaient et colmataient les silences entre les rires gras et les plaisanteries graveleuses. L’avantage était que des chambres étaient disponibles sur place. Et le volume de Grosventre ne rebutait pas les femmes qui lorgnaient ouvertement le pactole chaque fois qu’il payait. Au contraire elles se disaient qu’avec pareille corpulence il serait incapable d’exiger autre chose que quelques courtes caresses minutées si savamment dispensées. Ce en quoi elles se trompaient lourdement. Grosventre cultivait une passion boulimique pour les femmes. Cette unique raison avait fait de lui un célibataire. Libre de courir selon ses pulsions, il était également libre d’aller et venir comme bon lui semblait chez son frère à Montagne Ory où une chambre indépendante lui avait été aménagée. Personne ne l’interrogeait sur ses absences nocturnes ou trop prolongées. Quand il était là à l’heure des repas, sa belle-sœur le servait et quand il n’était pas là, c’était qu’il vivait sa vie.

 

 

Il était près de seize heures quand un jour on lui demanda de convoyer un cadavre de Port-Louis à Candos. N’ayant nullement envie de faire des heures supplémentaires, Grosventre commença par rouspéter. Son travail à lui était de conduire une ambulance, pas un corbillard. On lui répliqua qu’il n’avait pas à discuter les ordres, que les papiers étaient déjà prêts, que cette femme venait de mourir, qu’il n’y avait plus de place à la morgue et que Candos avait accepté d’héberger le cadavre. Contre mauvaise fortune Grosventre dut faire bonne grâce.

 

 

Il n’en revint pas quand il vit le cadavre. La femme, jeune, était d’une beauté exceptionnelle. Des pommettes hautes, des traits fins, un long cou et sur les lèvres bien dessinées flottait comme un sourire charmeur. Si Grosventre ne pouvait voir le corps recouvert, le visage et tout le reste lui disaient que la femme était à la fois mince et bien chaloupée. Il ne put réprimer un discret mouvement de sa main droite vers sa braguette et instinctivement il s’approcha du cadavre pour aider les infirmiers à l’installer dans l’ambulance. Un bouquet de parfums des plus agréables lui titilla les narines. La portière arrière claquée, il s’en alla aux renseignements. Il lui fut répondu que c’était écrit sur les papiers qui lui avaient été remis, qu’il s’agissait d’une Comorienne venue se faire soigner à Maurice et qu’elle était décédée avant même d’avoir été examinée par un médecin. L’autopsie aura lieu à Candos.

 

 

Grosventre se sentait ému quand il s’installa derrière son volant. Jamais il n’avait vu de femme aussi belle, même dans les magazines de nus sur lesquels il rêvassait. Il se dégageait de cette Comorienne quelque chose d’indescriptible qui faisait qu’on ne pouvait s’empêcher de la désirer. Grosventre regrettait qu’elle ne fût pas encore vivante ; il aurait payé volontiers, même cher, pour une petite intimité avec une femme comme ce cadavre. Puis il se ravisa, avec cette femme. Et petit à petit, une idée se constituait dans les miasmes de l’inconscient de Grosventre. Après avoir pris lentement forme, elle germa, poussa, fleurit et transperça la fine paroi de sa conscience. Il venait de traverser Bell Village quand l’idée lui apparut toute faite. D’un geste de la main comme pour évincer une mouche, il balaya l’idée. Elle ne s’avoua pas pour autant vaincue et revint à la charge. Grosventre essuya la transpiration qui stagnait autour de son cou de taureau et appuya sur l’accélérateur. L’idée était maintenant devenue un douloureux dard dans le désir de Grosventre. Personne n’en saurait rien. Les mains de Grosventre étaient moites, son cœur s’emballait et il y avait ce parfum qui avait investi tout l’habitacle malgré les vitres baissées. Dès que cela fut possible, Grosventre bifurqua sur la gauche quittant la voie express. L’ambulance se retrouva vite dans les champs de cannes et emprunta le premier croisement rencontré. Quelques centaines de mètres plus loin, Grosventre s’extirpa du véhicule en s’accrochant à la portière et scruta les environs. Personne...

 

 

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